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La filiation « américaine » de la danse moderne. [1930-1950] De la Modern Dance expressive à une vision moderne abstraite.

Maison de la Danse de Lyon 2022 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien

Chorégraphe(s) : Humphrey, Doris (United States) Limón, José Holm, Hanya (Germany) Dudley, Jane (Germany) Primus, Pearl (United States) Nikolaïs, Alwin (United States) Cunningham, Merce (United States)

en fr
03:32

With my Red Fires

Humphrey, Doris (United States)

Moor's Pavane

Limón, José (France)

03:16

Hanya, Portrait of a pioneer

Holm, Hanya (United States)

Numeridanse.tv 1984 - Réalisateur-rice : Ittelson, John C.

Chorégraphe(s) : Holm, Hanya (Germany)

Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon

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04:05

Time is Money

Dudley, Jane (United States)

03:31

Hard Times Blues

Primus, Pearl (France)

03:00

Tensile Involvement

Nikolaïs, Alwin (France)

Maison de la Danse de Lyon 1983 - Réalisateur-rice : Picq, Charles

Chorégraphe(s) : Nikolaïs, Alwin (United States)

Producteur vidéo : Maison de la Danse de Lyon

Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon

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02:53

RainForest

Cunningham, Merce (France)

CCN – Ballet de Lorraine 2019 - Réalisateur-rice : Goossens, Bérangère

Chorégraphe(s) : Cunningham, Merce (United States)

Vidéo intégrale disponible à la Maison de la danse de Lyon

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La filiation « américaine » de la danse moderne. [1930-1950] De la Modern Dance expressive à une vision moderne abstraite.

Maison de la Danse de Lyon 2022 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien

Chorégraphe(s) : Humphrey, Doris (United States) Limón, José Holm, Hanya (Germany) Dudley, Jane (Germany) Primus, Pearl (United States) Nikolaïs, Alwin (United States) Cunningham, Merce (United States)

Auteur : Céline Roux

en fr

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En Occident, les décennies 1890-1910 sont synonymes de fortes mutations. Les temps changent et la vitesse façonne l’entrée dans le 20e siècle ! Dans ce contexte, une nouvelle manière d’envisager le mouvement dansé émerge. Les historiens voient alors deux courants naître simultanément : une filiation « américaine » et l’autre « allemande » qui vont développer, en s’entrecroisant, les fondements de la danse moderne à travers l’Occident et au-delà. 

Le terme de « danse moderne » est historiquement utilisé pour nommer ces filiations, non sans poser de questions quant à son emploi. A l’époque, le terme anglo-saxon « new dance » ou encore celui de « danse libre », largement utilisé en français, désignent  cette première phase d’élaboration de la danse moderne, fondée sur la recherche d’un corps nouveau, émancipé et expressif, s’appuyant sur des mouvements « naturels », par opposition au formalisme tel que perçu dans la danse classique par exemple. Danse portée surtout par des femmes, celles-ci vont être chorégraphes et interprètes de leurs œuvres et revendiquer une indépendance féministe affirmée. Beaucoup d’entre elles seront en lien avec les avant-gardes artistiques notamment européennes.

La danse libre est issue de racines qui entremêlent plusieurs cultures : celle du cabaret avec les skirt dances ou les numéros de danses orientales, celle des pratiques gymniques de la fin du 19e siècle avec des méthodes diversifiées visant la découverte de son corps dans un rapport privilégié à la nature, et, enfin, celle issue de la pensée du français François Delsarte (1811-1871) chanteur, professeur de chant et de déclamation lyrique mais aussi théoricien du mouvement. Pour lui, le langage gestuel est l’expression la plus directe de l’âme. La danse moderne y voit l’essence de son devenir : parvenir à l’expression de son être profond. L’influence de Delsarte est importante en Europe et bien plus encore aux Etats-Unis, notamment par l’entremise de James Steele Mackaye et sa méthode de « gymnastiques harmoniques », puis par celle de Geneviève Stebbins.

Description

  

Influences et recherches : La nature, l’antiquité 

et l’expression des émotions.

Les premières recherches en danse libre sont en quête d’une émancipation du corps, de l’âme et des idées. La danse est perçue avant tout comme une philosophie de vie fondée sur des valeurs essentielles dépassant les progrès techniques qui entourent alors les artistes. La nature, l’Antiquité et l’Orient seront les « ailleurs » qui développeront l’idée que la danse doit puiser dans l’universel pour offrir au danseur un bonheur et une quête de sens pour son existence. La nature est l’ailleurs de la société industrielle faite de progrès, de vitesse mais aussi de prolétariat et de mouvements mécanisés. L’Antiquité est l’ailleurs idéalisé d’une société  du passé perçue comme plus sereine et plus éduquée. Enfin, l’Orient est l’ailleurs culturel pétri de traditions séculaires, mystiques et spirituelles.

L’expression est au cœur de la pratique dansée dans l’héritage de Delsarte. Celui-ci, dès le milieu du 19e siècle, a établi des correspondances entre gestes et émotions. Aux Etats-Unis, le delsartisme est omniprésent dans la société de la fin de siècle et les premiers danseurs modernes en seront imprégnés : l’expérience sensorielle du mouvement, le ressenti de la pesanteur et du mouvement successif, la conscientisation de la respiration, les mises en jeu de l'élan, de la légèreté, de la tension-détente et de la flexibilité corporelles en sont autant d’indices. L’expression gestuelle est régie par la recherche d’« équilibre harmonique » tel que défini par Delsarte. C’est ce que nous retrouvons chez Isadora Duncan lorsque celle-ci parle de trouver le « mouvement initial » duquel se déclinent toutes les émotions humaines. Ce mouvement initial trouve son épicentre physique dans le plexus solaire. 

Jeune américaine qui, dès 1900, vient avec sa famille en Europe, Isadora Duncan défendra, par ses danses, ses écoles, mais aussi ses paroles et écrits, l’idée que la danse doit être l'expression de l'individu qui danse et que, sans distinction, tout le monde peut être danseur ! Dessinée par ses contemporains, comme Rodin ou Bourdelle, elle est toujours représentée, pieds nus, dans des tuniques antiques amples. Rien ne doit entraver le mouvement, ni dans le corps, ni dans la mise en scène. Pas de narration, mais des évocations de la nature. Pas de décor car un rideau de fond de scène suffit, se plaît-elle à dire. Par contre, son attachement à l’antiquité, comme modèle, à la nature, comme essence vitale et à la musique comme inspiration, sont sans faille.


Narcisse d’Isadora Duncan : Les principes duncaniens en action.

Que ce soit dans ses solos ou dans les danses chorales composées pour ses élèves, Isadora Duncan s’inspire de partitions musicales et d’œuvres symphoniques réduites pour piano : Chopin, Schubert, Wagner, Beethoven, Scriabine… Des œuvres courtes combinées dans des programmes, qu’elle nomme « concerts » ou « récitals ». Vers 1905, c’est sur une valse de Chopin qu’elle évoque le mythe grec de Narcisse intégré à un récital dédié au compositeur. Cela est révolutionnaire. Premièrement, parce que danser sur une musique qui, initialement, n’a pas été écrite pour la danse n’est pas conventionnel. Deuxièmement, parce que sa danse combine, dans son rythme même, celui de la partition musicale et celui, naturel, de la respiration. Le mouvement alterne entre tension et détente corporelle, ouverture et fermeture du corps en relation avec l'inspiration et l'expiration. Pour reprendre le rythme de la vie et de la nature, les mouvements se développent selon un flux continuel et ininterrompu, dans une alternance spatio-dynamique entre le ciel et la terre. Elle tente d’amoindrir toute tension musculaire ou articulaire pour que le mouvement circule à travers son corps comme le va-et-vient des vagues sur la plage. L’antiquité est aussi présente dans le travail corporel, au-delà du costume et des pieds nus, engageant la spirale et le mouvement ascendant et descendant à l’image des postures et contrapposti de la statuaire antique. 


Une danse libre ancrée dans son temps : 

Le 20e siècle sera celui du mouvement, de la vitesse et de sa perception !

Le début du 20e siècle signe la fin de l’Age d’or aux Etats-Unis encore pétri de ses avancées techniques et industrielles, de sa conquête de l’ouest et autres ruées vers l’or où la figure du cow-boy perpétue un sentiment de domination des WASP[1] sur les autres cultures. Les États-Unis sortent très largement renforcés de la Première Guerre mondiale développant leur domination économique. Ils deviennent même un centre de la culture mondiale dans les années 1920 avant que le jeudi noir du 24 octobre 1929 soit le symbole de la Grande dépression. En France, le début du 20e siècle est la période nommée la Belle Epoque avant que n’explose la Grande Guerre. La Belle époque, synonyme de mutations économiques, démographiques et politiques, est une période d’inventions et de progrès technologiques incroyables qui bouleversent la société. L’Exposition universelle de Paris, en 1900, célèbrera cette inventivité sous les feux de l’électricité !


Loïe Fuller, la Fée électricité et ses vibrations visuelles.

Fée électricité ou Fée des lumières sont les surnoms donnés à cette américaine débarquant en France, en 1892, dans un cabaret parisien de renom, Les Folies bergères. C’est depuis la scène de divertissement qu’elle met en œuvre son principe dansé : l’important n’est pas la forme du mouvement du corps mais la mise en forme de la dynamique du mouvement au travers du tissu qui l’enveloppe et qu’elle fait tournoyer à l’aide de deux longues baguettes. Sa création artistique est d’autant plus captivante qu’elle conjugue cette danse avec l’utilisation de l’électricité par la multiplication des projecteurs colorés, des effets scéniques comme par exemple l’utilisation de miroirs démultipliant les images de sa personne et des projections de décors de lumière, autre composante de la modernité technique. Elle définit ainsi son art : « Le mouvement est un instrument par lequel la danseuse jette dans l’espace, des vibrations et des vagues de musique visuelles, et avec une main de maître, nous exprime toutes les émotions humaines et divines »[2]. Cette notion de vibration est fondatrice dans la perception du mouvement et fait écho à un autre art qui s’invente au même moment : le cinéma. Les danses de Fuller ne sont pas narratives mais des évocations de la nature comme l’illustrent les titres de ses solos : Danse du Lys, Danse du Feu, Danse Serpentine… Elle recherche une abstraction captivant les sens. Chaque danse est créée sur une musique appartenant au répertoire symphonique, associée à des couleurs, techniques d’éclairages et de projections spécifiques. Les danses de cabaret n’étant pas considérées comme un art à part entière et ayant énormément d’imitatrices qui la plagient, Loïe Fuller déposera plusieurs brevets reliés aux inventions qu’elle mène dans son laboratoire : la scène. Grâce à sa polyvalence de réseau, entre cabaret et scène de théâtre, et à cette fusion entre modernité technique et évocation de la nature comme modèle de perfection, elle est considérée comme une des premières artistes à transcender l'opposition entre art populaire et art cultivé. Elle suscite intérêt et passion de spectateurs issus de toutes les classes sociales. Eminemment en avance sur son temps dans ses créations, elle l’est tout autant dans sa manière de vivre : féministe, ouvertement homosexuelle, elle développe aussi un goût pour la production, domaine réservé alors aux hommes, et fera venir en Europe, pour la première fois, la troupe japonaise de Sadda Yacco.


Etre « moderne » : être témoin de son temps 

et offrir un point de vue sur le monde

Parallèlement à la naissance de la danse moderne, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, le début du 20e siècle voit aussi l’émergence de la critique en danse avec des moyens renouvelés. John Martin, critique et essayiste américain, est un de ceux qui se donnera cette mission : analyser, expliciter et partager ce qu’il perçoit de cet art expressif mis en œuvre par des artistes émancipés des conventions spectaculaires du 19e siècle et connectés à leurs expériences émotionnelles profondes. Selon lui, la danse moderne a le droit à sa critique qui ne soit pas subordonnée aux habitudes musicales ou théâtrales dans le domaine. Elle doit être inventée face à la force des corps et des émotions en présence. Dès 1933, il publie The Modern Dance en ce sens. Etre danseur moderne, en effet, c’est peut-être avant tout être capable de transposer en mouvements physiques, les mouvements émotionnels et psychiques qui fondent l’individu dans ses croyances et ses combats.


Etude révolutionnaire d’Isadora Duncan : 

un manifeste social prolétaire.

Au début des années 1920, quelques mois après son arrivée en Russie, où elle vient en quête d’un idéal révolutionnaire pour une vie plus juste et égalitaire, Isadora Duncan crée un ensemble de solos sous le titre Impressions de Russie. Celle qui était venue à Moscou pour y fonder une école, se retrouve confrontée au dénuement, à la pauvreté et à la violence d’une réalité éloignée des idéaux proclamés lors de la Révolution de 1917. Pour exprimer ce qu’elle perçoit de cette vie soviétique, elle donne corps, par la danse, à la force prolétaire dans Etude révolutionnaire (1921). Ce solo est éloigné de la légèreté et de la joie émanant souvent de ses danses. C’est le corps de l’ouvrier qu’elle incarne sur l’Etude pathétique de Scriabine. Celui qui ramasse, presse, enfonce, celui qui répète les gestes du travail, mais aussi ceux de la lutte : les poings fermés, le martèlement du sol, les cris sortant de la gorge. Le corps est fort, dense, décidé, défendant la cause prolétaire face à l’adversité, tel Prométhée dérobant le feu sacré pour l’offrir aux humains. Les références antiques ne sont jamais loin.

  

East Indian Nautch Dance de Ruth Saint Denis : 

le mysticisme oriental, berceau du corps moderne.


Radha, The Cobra, The Incence, Nautch Dance sont autant de solos qui, dès 1906, font le tour de l’Europe et consacrent son travail au-delà de New York. Accueillies dans un premier temps comme des intermèdes exotiques, ses danses offrent une dimension mystique qui les font passer du divertissement de cabaret au récital de théâtre. Pour Saint Denis, la danse occidentale n’est que gesticulation coupée de ses racines et émanations rituelles. Avec ses recherches, elle veut reconquérir cette spiritualité notamment par la transposition des traditions et pratiques hindoues[3]. La danse est sacrée. La danse est une philosophie de vie à laquelle le danseur doit se consacrer pleinement à l’image des devadasis, ces danseuses des temples d’Inde du Sud dont le travail de Saint Denis transpose et occidentalise de nombreux éléments : rites de puja, maniement de bâtons d’encens, costumes riches de broderies, bijoux, clochettes… Elle explore intensément les ondulations, notamment celles de la colonne et des bras, les tournoiements répétitifs mais aussi la stylisation des mains et des poignets ainsi que le travail des yeux en référence directe aux mudras. Musique, accessoires, présence de musiciens et de figurants instillent une ambiance exotique qui participe à sa réussite. Le spectateur entre dans l’univers sacré des temples hindous et se retrouve en présence de quelques actions rituelles…


Spear Dance japonesque de Ted Shawn : revendiquer et explorer 

un corps dansant moderne et masculin

En ce début de 20e siècle, c’est la danse masculine que Ted Shawn s’emploie à faire reconnaître dans une culture américaine où l’homme ne semble pas avoir sa place dans un art du mouvement, expression des émotions et troubles intérieurs. Celui qui, dans sa jeunesse, se destinait à une vie religieuse, milite pour une danse masculine imprégnée des théories de Delsarte et de la culture orientale, intérêt qu’il partage avec Ruth Saint Denis, son épouse et cofondatrice de la Denishawn school. Son solo Spear Dance japonesque (1919) résulte de l’entrecroisement de ces deux enjeux. En 1931, il achète la ferme Jacob's Pillow dans le Massachusetts et y fonde une compagnie exclusivement masculine : Ted Shawn and His Men Dancers. Les thèmes chorégraphiques sont de plusieurs ordres mais ceux relatifs au travail, à l’être primitif ou à la foi spirituelle sont récurrents. Les mouvements requièrent une mobilisation globale du corps, un contrôle musculaire intense, des isolations et des impacts : une puissance d’action physique qui valorise le danseur masculin. Avec Ted Shawn, le danseur moderne naît exposant virilité et émotions. 

  

Etre « moderne » : transmettre une philosophie de vie.

Cette première génération de danseurs modernes américains ne sépare pas création et transmission, à l’exception peut-être de Loïe Fuller, qui transmet sporadiquement ses danses à des femmes qui l’accompagnent, préférant être l’inspiratrice de l’Art Nouveau ou du Symbolisme en Europe. Pour les autres, la pédagogie est elle-même un acte créatif : il faut trouver les moyens de partage de cet art en construction. Isadora Duncan en est la figure de proue. Persuadée que tous les enfants du monde doivent danser, elle fonde plusieurs écoles en Occident. Elle adopte certaines de ses élèves qui seront les garantes de la transmission de ses danses et de sa philosophie. Aujourd’hui, l’américaine Lori Belilove ou la française Elisabeth Schwartz en sont les légataires. Les isadorables participent à ce désir irrépressible de partage qui donnait une telle aura à Isadora Duncan. Nombreux sont ceux qui l’ont vue danser et en ont été marqués. Sur les pas duncaniens, François Malkhovsky fonde, dès 1920, une école de danse libre à Paris. Aux Etats-Unis, c’est une autre école qui marque en profondeur le développement de la danse moderne américaine : la Denishawn school.


La Denishawn school (1915-1931): observer le monde et 

étudier les cultures lointaines pour toucher l’universel.

C’est à Los Angeles que Ruth Saint Denis et Ted Shawn fondent leur école en 1915 : la Denishawn school. Pétris d’une fascination pour les cultures orientales, les danses et l’enseignement sont imprégnés de spiritualité. La danse est une philosophie de vie qui trouve ses racines dans ce mysticisme venu d’ailleurs, croisé avec les préceptes delsartiens. Cours donnés en extérieur, danseuses portant le sari indien, positions de lotus, mantras stylisant les mains, déplacements avec des plateaux sur la tête exposent un orientalisme fort. Cependant, les activités artistiques y sont diversifiées et ouvertes aussi à de nombreuses pratiques occidentales, n’excluant pas les exercices dits « de ballet » ou la méthode dalcrozienne[4] venant d’Europe. Par observation, les danseurs expérimentent des mouvements issus d’autres champs gestuels, notamment ceux du travail. Des exercices ont pour but d’explorer les sensations et de faire l’expérience du corps dans son entièreté, d’autres tendent à étudier la « visualisation musicale ». Au sein de leur compagnie, ils multiplient les créations et les tournées dont les thèmes issus de civilisations lointaines, dans le temps comme dans la géographie, offrent des imaginaires forts et mystiques.


Fin des années 1920, une seconde génération : 

La Modern Dance et la dramatic piece

A la fin des années 1920, plusieurs étudiants quittent la Denishawn school et s’essayent à la chorégraphie moderne tout en fréquentant les revues et le music-hall comme danseurs pour gagner leur vie. Martha Graham, tout comme Doris Humphrey et Charles Weidman fondent leurs compagnies et écoles. Ils développent la danse moderne sur la côte Est et le critique John Martin va défendre cette nouvelle génération sous le nom de « Modern Dance ». 

La dimension expressive en reste le fondement. Cependant, les moyens pour y parvenir évoluent dans un contexte où la transmission recèle un enjeu financier : en cette fin des années 1920, l’enseignement est un moyen pour subvenir à ses besoins. Ted Shawn militait pour l’éclectisme des apprentissages afin que chaque danseur trouve son propre style ; ses étudiants affirment donc leurs singularités. Ils déclinent la Modern Dance selon des gestuelles modélisées à partir de principes : Contraction and Release chez Martha Graham, Fall and Recovery avec Doris Humphrey. La première défend un corps dansant puisant sa force dans le bas ventre, dans la contraction et la détente du plancher pelvien, source du pathos et des pulsions. La seconde inscrit la danse dans le déséquilibre que suggère « un arc tendu entre deux morts » : morts symboliques du corps allongé au sol et du corps debout sur ses deux pieds. Entre les deux, se dessine l’arc des possibles du mouvement vivant et expressif. La Modern Dance est née !

Les pièces chorégraphiques se formulent aussi différemment, ce que plusieurs critiques et danseurs américains nommeront les dramatic pieces : œuvres modernes où les ressorts narratifs permettent de développer la puissance des émotions et tragédies humaines. Cette période de crise économique fait entrer les Etats-Unis dans la Grande Dépression des années 1930 et la Modern Dance fait évoluer les thèmes et structures compositionnelles pour exposer l’identité culturelle américaine[5].


Appalachian spring de Martha Graham ou l’évocation 

d’une Amérique forte et pleine d’espoir.

Dans son cycle américain, Martha Graham puise ses ressources dans la culture états-unienne[6]. Ainsi, son solo Frontier de 1935 s’appuie sur un souvenir : celui du voyage en train de sa famille de la côte Est à la côte Ouest. Evoquer le monde américain mais aussi s’éloigner du mysticisme oriental de Ruth Saint Denis – dont elle a été l’élève – pour se rapprocher de la psychanalyse : telle sera la démarche de Martha Graham. S’éloigner aussi du mouvement naturel tant recherché par la danse libre pour offrir au corps une puissance dramatique nécessaire à l’expression de l’Emotion, du pathos humain, dans la lignée des théories sur l'inconscient collectif de Carl Gustav Jung. 

Œuvre plus tardive des années 1940, Appalachian spring, en expose les enjeux. Œuvre situant le drame dans une communauté protestante de Pennsylvanie, elle rappelle l’esprit pionnier du 19e siècle : Un couple, une femme pionnière, un pasteur et sa congrégation féminine cherchent leur foi dans l’avenir à construire. Récit d'une nouvelle vie dans un nouveau pays, la danse y incarne l'espoir d’un avenir meilleur tout comme, en cette année 1944, l’espoir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. La scénographie d’Isamu Noguchi tout comme la musique d’Aaron Copland font aussi référence à la culture des Shakers. Martha Graham et son époux Eric Hawkins y incarnent le couple de jeunes mariés. C’est un jeune danseur, deuxième homme à entrer dans la compagnie qui revêt le rôle du pasteur : Merce Cunningham…

  

    

[1] Acronyme de White Anglo-Saxon Protestant, communément traduit par « Protestant anglo-saxon blanc ».


[2] Loïe Fuller, « La Danse », in Ma vie et la danse, Paris, coll. Mémoires&miroirs, L’œil d’or, 2002, p.171-172.


[3] Lors de l’Exposition Universelle de 1893 à Chicago, est organisé un Parlement des religions. Swami Vivekananda y fait connaître l’hindouisme. Cet événement est un exemple qui témoigne des liens entre Orient et Occident dans la circulation des idées et des cultures.


[4] Pour des questions de format de texte, nous choisissons de développer la méthode Dalcroze dans le texte consacré à l’émergence de la danse moderne dans sa filiation allemande.


[5] Nous développerons plus largement cette partie dans le volet suivant.


[6] Dans ses différents cycles créatifs, Martha Graham s’intéressera aussi profondément aux cultures mexicaines et amérindiennes ainsi qu’aux mythes antiques.

Approfondir

Les références bibliographiques sur cette période sont très nombreuses. La bibliographie proposée ici résulte de choix pour permettre au lecteur d’approfondir ses connaissances, d’accéder à des témoignages iconographiques et d’approcher la parole des artistes et des témoins de leur temps. La langue française est privilégiée. Cependant l’anglais peut être proposé lorsque les traductions françaises sont manquantes sur un sujet.


Sources

Collectif Danser sa vie. Écrits sur la danse, sous la direction de Christine Macel et Emma Lavigne, Paris, éditions Centre Pompidou, 2011.

Cunningham Merce, Le danseur et la danse, entr. J.Lesschaeve, Paris, éd. Belfond, 1980.

Graham Martha, Mémoire de la danse, Paris, Actes sud, 1993.

Humphrey Doris, Construire la danse, Arles, Coutaz, 1990.

Nikolais Alwin, Le Geste unique (trad. M.Lawton), Paris, Coll. Linearis, Editions Deuxième époque, 2018.


Ouvrages monographiques


Collectif, La danse en solo, une figure singulière de la modernité (dir. C.Rousier), Pantin, coll. Recherches, éd. CND, 2002.

Collectif, Être ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le XXème siècle (dir. C.Rousier), Pantin, coll. Recherches, éd. CND, 2003.

Fauley Emery Lynne, Black Dance : From 1619 to Today, Dance horizons, Princeton Book Company Publishers, 1988.

Martin John, La Danse moderne (trad. S.Schoonejans et J.Robinson), Arles, Actes Sud, 1991.

Michel Marcelle, Ginot Isabelle, La Danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995.

Pascali Patricia, La danse modern jazz – Ode à la vie, Paris, Avant-propos, 2019.

Seguin Eliane, Histoire de la danse jazz, Montigny-le-Bretonneux, Chiron, 2003.

Suquet Annie, L’éveil des modernités (1870-1945), Pantin, CND, 2012.

Vaughan David, Merce Cunningham, un demi siècle de danse, Paris, Plume, 1997.


Catalogues d’exposition


Dance is a weapon 1932-1955, édité par C.Rousier, Pantin, CND, 2008.

Danses Noires - Blanche Amérique (dir. S.Manning) édité par C.Rousier, Pantin, CND, 2008.


Open sources


Les documents iconographiques, visuels, audios et textuels présents sur le portail de la médiathèque numérique du CND. Recherche par mots-clés.

Voir http://mediatheque.cnd.fr/spip.php?page=mediatheque-numerique-rechercher

Les documents iconographiques, visuels et textuels présents sur le portail numérique du Jewish women’s Archive notamment pour Anna Sokolow. URL : https://jwa.org/

Lawton Marc, A la recherche du geste unique : pratique et théorie chez Alwin Nikolaïs. Musique, musicologie et arts de la scène. Université Charles de Gaulle - Lille III, 2012. Français. NNT : 2012LIL30012. tel-00881517.

URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00881517/document

Servian Claudie, « Modernité(s) chez Martha Graham et Doris Humphrey, artistes fondatrices de la danse moderne étatsunienne dans les années 1930 », IdeAs [En ligne], 11 | Printemps/Été 2018, mis en ligne le 02 juillet 2018, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ideas/2368 ; DOI : 10.4000/ideas.2368

Auteur

Docteure en Histoire de l’art, Céline Roux est chercheuse indépendante. Spécialiste des pratiques performatives du champ chorégraphique français, elle est notamment l’autrice de Danse(s) performative(s) (L’Harmattan, 2007) et de Pratiques performatives / Corps critiques # 1-10 (2007-2016) (L’Harmattan, 2016). Conférencière, formatrice et enseignante, elle intervient dans différents cadres d’enseignement supérieur ainsi que dans la formation des danseurs. Elle collabore aussi aux projets artistiques de danseurs-chorégraphes contemporains que ce soit pour les archives d’artiste, la production de textes critiques et de projets éditoriaux, ou l'accompagnement dramaturgique. Elle a collaboré à plusieurs projets numériques de partage de la culture chorégraphique comme 30ansdanse.fr. Parallèlement à ses activités sur/pour/autour de l’art chorégraphique, elle pratique le hatha yoga en France et en Inde depuis plusieurs années.

Générique

Sélection des extraits

Céline Roux


Textes et sélection de la bibliographie

Céline Roux


Production

Maison de la Danse

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