Le Sacre du printemps
« Je vais maintenant danser la guerre ».
Quand le danseur et chorégraphe russe Vaslav Nijinski prononce cette phrase en 1919, lors d’un gala au bénéfice de la Croix Rouge, le public est médusé.
Tout comme en 1913, avec le Sacre du Printemps, lorsqu’il donne à voir le tumulte qui agite l’humanité en remettant en cause l’anatomie et la distribution des corps telle qu’elle avait été pensée par les théoriciens de la « belle danse » ou du ballet classique. Il réinvente le mouvement comme s’il prenait le pouls d’une histoire aussi disloquée que son art, et ouvre la voie aux pionniers de la danse moderne qui voudront dire le présent du monde, un monde qui, au vingtième siècle, sera profondément marqué par des conflits aux répercussions d’ordre planétaire et donc universel.
Le corps, nouvel espace mental dans l'Allemagne vaincue
Les danses d’expression de Mary Wigman, de Valeska gert ou de Kurt Jooss disent chacune à leur manière l'espoir et l'angoisse qui habitent cette période de l'histoire européenne.
Valeska Gert campe non pas des figures sublimées de l'humanité mais celles, grotesques, des marginaux, des dépravés, des prostituées d'un monde bourgeois en pleine déliquescence. Son solo Canaille (1930) fait le tour d'Europe jusqu’à ce qu’elle subisse les foudres anti-communistes et anti-juives des nazis en 1933. Des photos de ses solos sont affichées comme « art dégénéré » à l'exposition munichoise « Le juif éternel » en 1937. En 1938 elle s'embarque pour New-York.
Kurt Jooss doit sa célébrité à la création de La Table Verte, première chorégraphie à porter sans détour un thème politique. La Table Verte est un réquisitoire contre l'absurdité des guerres et de leur répétition. Jooss aborde sans détour l'actualité du monde et dénonce de manière réaliste les fauteurs de trouble qui mettent le monde en péril. Il est sommé de quitter l'Allemagne nazi pour avoir accepté d'accueillir des danseurs juifs au sein de sa compagnie.
Renaître de la cendre dans le Japon post-Hiroshima
En cette année 1945, l'Allemagne et le Japon font l'expérience d'une défaite qui aura coûté plus de soixante millions de vies à l'humanité.
Qui, mieux que les artistes, peut se livrer à une autopsie du corps collectif ?
Tatsumi Hijikata interprète le personnage de « L’Homme » dans la pièce Kinjiki en 1959 et le butô, danse des ténèbres, voit le jour. Scandale. Le corps du danseur est comme celui d'un medium.
L'effondrement d'une nation, la perte qui s'en est suivie pour toute une communauté, sont bien évidemment décisifs dans la découverte d'une nouvelle forme d'exploration corporelle qui porte aussi en elle le culte d'une nouvelle japonité.
Ushio Amagatsu et son groupe, Sankaï Juku opte pour une esthétique raffinée et son travail n'a plus grand-chose à voir avec Hijikata. Pour autant, il est toujours question de vie et de mort dans ses créations et c'est bien une déflagration spectrale que propage ce théâtre dansé, imprimant profondément sa marque dans l'esprit des spectateurs.
Le corps contestataire de la postmodernité
L'Amérique, porte-étendard des libertés, du progrès et de la modernité en occident, porte en elle une bombe à retardement qu'on ne tardera pas à nommer « contre-culture ». Tandis que la contestation monte et que, dans les rues des métropoles américaines, la jeunesse militante et le mouvement non violent du pasteur Martin Luther King clament leur colère, les membres du Judson Church Theater, collectif d'artistes basés à New-York, affinent le concept de performance ou de happening dans l'espace public. La danse fait clairement irruption dans le réel. Elle ne le lâchera pas avant longtemps.
Anna Halprin, pionnière dans ce domaine, considère que tout mouvement est de la danse et convoque des « corps démocratiques », des corps simples qui s'affranchissent de la virtuosité et semblent être là, tout simplement, pleinement dans le mouvement comme dans Parades and Changes, conçue en 1965 pour la scène ou elle donne à voir hommes et femmes nus, dans une quasi parfaite indistinction des genres.
Avec ses Early works, la chorégraphe Trisha Brown emboite le pas à Anna Halprin, son ainée.
Pour faire évoluer les corps, elle investit l'architecture urbaine (rues, façades et toits d'immeubles...), les espaces alternatifs (lofts, galeries...), la nature et ses éléments (forêt, arbres eau, air) et invente d'autres formes et rapports entre le corps et l'espace.
L'enjeu pour Trisha Brown ainsi que pour Anna Halprin ou pour les membres du Judson, consiste à être ensemble, à réinventer les composantes élémentaires d'un «en commun » corporel
Corps politique, corps conflit
Au Moyen-Orient livré à des conflits depuis la création d'Israël en 1948, c'est une autre manière d'être ensemble que l'on voit s'épanouir, surtout à compter de la Première Guerre du Golfe en 1990.
Ohad Naharin prend la direction de la Batsheva Dance Company en 1990, précisément. La troupe, fondée en 64, prend une identité singulière : comme Naharin le dit lui-même, il vit et exerce ses talents dans un pays agité en permanence par les conflits.
Sa danse et l'être ensemble qui fait sa raison d'être sont en complète contradiction avec ce qui constitue Israël aujourd'hui. Pour autant, ce n'est pas l'harmonie qu'il nous donne à voir mais, bien au contraire, l'animal que nous sommes et la compréhension que nous devons en acquérir. Le résultat est saisissant.
Hofesh Shechter, l’un des nombreux disciples d’Ohad Naharin désormais basé à Londres, laisse errer ses interprètes sur un plateau souvent nu, à la recherche du mouvement fédérateur, de l'étincelle qui emporte l'adhésion. Uprising est une sorte de raid chorégraphique. Shechter met en scène le plaisir contradictoire que les corps découvrent dans le jeu, puis dans le combat car, comme il le dit lui-même, « c'est tellement excitant d'être partie prenante dans un conflit ».
Dans son théâtre dansé, Robyn Orlin, traque les relents de racisme, la bonne conscience et les compromis hypocrites entre communautés. Elle fait très tôt scandale en incluant des noirs des Townships au sein des ateliers qu'elle dirige, ceci d'autant plus qu'elle fait partie de la minorité afrikaner blanche.
Elle affirme, comme tant de chorégraphes avant elle, que le corps est le lieu de la résolution des conflits, qu'il peut les subir, les dépasser ou les sublimer et qu’il dit le monde, notre monde, ses tensions et ses accomplissements possibles.