Carmen/Shakespeare – Olga Mesa
Le clairon retentit. Sur scène, Olga Mesa règle les projecteurs. Puis, pendant qu’on entend l’air de la Garde montante du Carmen de Bizet, elle va se déshabiller derrière un écran de projection et revient devant les spectateurs, parée seulement d’un éventail qui ne suffit, bien sûr, pas à la cacher.
Oser s’exposer ainsi, nue devant les spectateurs, oser chanter l’opéra quand on n’est pas cantatrice, oser s’attaquer simultanément à ces deux monstres que sont l’histoire de Carmen et les Sonnets de William Shakespeare. Voilà bien de l’audace !
Un danseur sur scène prend bien sûr des risques. Mais il y en a un qu’il évite de prendre : celui du ridicule, même feint. La danse, classique ou moderne, se frotte rarement au burlesque. La performance, par contre, l’assume et même le recherche souvent. Cet « acte pour l’art », se veut déstabilisant : pour l’artiste lui-même, pour le spectateur, et la société qui l’entoure.
Valeska Gert
Revenons un siècle en arrière. Lors des soirées futuristes puis au Cabaret Voltaire, créé par le groupe DADA. Décidés à remettre en cause le spectacle traditionnel et l’objet d’art offert à la commercialisation, des artistes inventent des formes nouvelles, osent le burlesque et sont capables d’autodérision. C’est là sans doute qu’est née la performance.
Au milieu des années 1920, Valeska Gert, présente dans un cabaret de Berlin des solos provocateurs où elle joue des personnages marginaux. Ses pièces, très courtes, relèvent en effet d’une pantomime expressive où les mimiques, soulignées par le maquillage, ont autant d’importance que les gestes.
Par les thèmes qu’elle aborde, Valeska Gert heurte les bonnes mœurs bourgeoises et défie en même temps les valeurs idéalistes de la danse académique et la tradition de la ballerine légère et gracieuse.
My lunch with Anna – Alain Buffard
Dès la fin des années 1940, Anna Halprin réunit dans son atelier des artistes de toutes les disciplines : architectes, plasticiens, musiciens, poètes ou danseurs. Cherchant à libérer le mouvement elle va utiliser l’improvisation et s’intéresser de plus en plus aux gestes ordinaires. Les artistes présents dans son atelier sont invités à effectuer des tâches de la vie courante et à prendre conscience des mouvements qu’accomplit leur corps pour les mener à bien. Pour Anna Halprin, être contraint par une consigne et devoir exécuter une tâche empêche de se reposer sur ses acquis et de s’abandonner à un désir d’expression subjective prétendument artistique.
Carnation - Lucinda Childs
En 1964, Lucinda Childs présente Carnation à la Judson Church. Elle y incarne simultanément avec humour deux stéréotypes de la représentation féminine : la femme soucieuse de plaire et la ménagère. Ses gestes sont simples mais amplifiés et exécutés de façon extrêmement méticuleuse. Leur lenteur, la précision et le hiératisme de la pose, le silence environnant, l’attention apportée au choix des objets et à leur disposition, tout concourt à donner à cette action incongrue la solennité d’un rituel. C’est le contraste entre la trivialité des objets et le sérieux avec lequel ils sont manipulés qui donne sa dimension burlesque à la performance.
BREAK – Meredith Monk
Meredith Monk définit aujourd’hui son travail comme de la « performance poetry visuelle et orale ». Pour elle, l’élément fondamental, c’est la voix dont elle cherche à « retrouver la puissance essentielle, primale ».
Elle crée Break en 1964 alors qu’elle est, elle aussi, membre du Judson Dance Theater. Break donne à voir et à entendre le silence : pieds et mains frappés au sol puis rugissements de machines laissent la place à des hurlements silencieux où le visage montre le cri sans qu’on n’entende rien, comme dans un film dont on a coupé le son. Ce qu’on regarde ne correspond pas toujours à ce qu’on écoute et, en plus, chaque élément perçu paraît être le fragment de quelque chose de plus vaste auquel on n’aura pas accès.
Gustavia – Mathilde Monnier et La Ribot
Gustavia est un duo burlesque, résultat de la collaboration entre Mathilde Monnier et La Ribot. Habillées de costumes identiques, coiffées de la même manière, elles y apparaissent comme de fausses jumelles et jouent d’un comique de répétition et d’accidents. Composée comme une suite de sketches, la pièce enchaîne pleurnicheries, fausses scènes de striptease, combats physiques et joutes verbales, acrobaties plus ou moins ratées et donc chutes.
La pièce laisse une place à l’improvisation. Jouant la rivalité comme la complicité, les deux danseuses se surprennent parfois, introduisent des décalages et se déstabilisent l’une l’autre. La mécanique parfaitement huilée de cette mise en scène de l’échec laisse alors, un bref instant, la place à une fragilité non feinte.
Gustavia évoque-t-elle une femme aux facettes multiples ou une multitude de femmes diverses ? Il y est en tout cas question du jeu que l’on joue, pour soi ou pour les autres, dans la vie ou sur scène.
La chance – Loïc Touzé
Ce « retournement d’incompétence en compétence » caractérise aussi le solo d’Ondine Cloez dans La Chance de Loïc Touzé : contrastant avec la rapidité, la virtuosité et les vocalises aériennes du chant de Maria Callas, la danseuse vient à l’avant-scène d’un pas lourd, la tête rentrée dans les épaules, le visage enfariné ; elle louche, prend l’air ahuri, tombe en arrière… Ce burlesque-là inquiète plus qu’il ne fait rire. Car c’est l’animalité et l’effroi que nous voyons dans les gestes et le visage de celle qui nous fait face.
Désapprendre, accepter de ne pas tout maîtriser, d’être vulnérable, s’exposer au risque de paraître incompétent et à celui, encore plus grand, de découvrir en soi des territoires inexplorés… En faisant ces choix-là, des chorégraphes comme Loïc Touzé savent qu’ils se situent dans le domaine de la performance.
Adieu et merci – Latifa Laâbissi
Est-ce un homme ou une femme ? Pourquoi marche-t-elle comme un fantôme ? Est-elle possédée ? Devant Adieu et merci, le spectateur se pose de nombreuses questions. Il se demande surtout à quel type de spectacle il a à faire, comment il doit « prendre ça ». Latifa Laâbissi, qui a longuement travaillé avec Loïc Touzé, brouille les pistes entre danse et performance, spectacle et installation. Elle brouille aussi celles de la représentation des genres en portant une barbe. Réflexion sur l’identité, sexuelle ou « nationale », son travail crée souvent une gêne chez le spectateur. Est-ce parce qu’elle ose le grotesque grimaçant et les contorsions, parce qu’elle semble prendre un malin plaisir à s’enlaidir ? On a le sentiment, devant ses spectacles, que quelque chose nous revient en boomerang. Le fait qu’elle travaille sur l’héritage colonial n’y est sans doute pas étranger…