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[1970-2018] Développements néoclassiques : diffusion mondiale, répertoires multiples et dialogues avec la danse contemporaine

Maison de la danse 2019 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien

en fr
03:00

La troisième symphonie de Gustav Mahler

Neumeier, John (France)

02:57

Wild Thing

Armitage, Karole (United States)

14:45

No more play

Kylián, Jiří (Netherlands)

03:05

Romeo and Juliet

Maillot, Jean-Christophe (Monaco)

03:04

One flat thing, reproduced

Forsythe, William (Germany)

06:37

Why can't we get along

Millepied, Benjamin (United States)

[1970-2018] Développements néoclassiques : diffusion mondiale, répertoires multiples et dialogues avec la danse contemporaine

Maison de la danse 2019 - Réalisateur-rice : Plasson, Fabien

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Découvrir

  

Avec les années 1970, l’élan des artistes vers un nouveau classique, un ballet « moderne » comme il pouvait être nommé dans ces années-là, a plus d’un demi-siècle et, ainsi, plusieurs générations se sont déjà déployées. Le néoclassique n’est plus seulement le « nouveau », c’est-à-dire le « présent » du classique, il est devenu aussi un passé à préserver, un répertoire à faire vivre et à transmettre. 

De plus, à partir des années 1970, plusieurs générations coexistent dans le présent : ceux qui ont déjà défini les sillons de leurs signatures et ceux qui explorent ce que peuvent devenir les leurs ! Enfin, parler de la danse néoclassique contemporaine, c’est-à-dire d’aujourd’hui, c’est obligatoirement faire des choix tant géographiques que culturels pour tenter d’exposer la vitalité plurielle et les enjeux notables de cette esthétique du passage d’un siècle à un autre.

Description

  

Classique et néoclassique : une dimension internationale

et des répertoires partagés mondialement !

Aujourd’hui, les compagnies nationales et de renommée internationale ont un répertoire pluriel où se côtoient œuvres classiques académiques, œuvres néoclassiques, modernes et contemporaines. A cela s’ajoutent des créations avec des chorégraphes invités aux esthétiques plurielles. Que ce soit en France ou dans d’autres pays européens, en Russie, en Chine, aux Etats-Unis ou à Cuba, ce phénomène est identique avec une dimension plus ou moins conservatrice liée aux valeurs politiques des Etats et à l’histoire de cet art au sein des aires culturelles. Par exemple, les compagnies nationales russe, chinoise et cubaine offrent une place prépondérante à des valeurs plus conservatrices de la danse classique, là où les compagnies d’autres aires culturelles, comme celles d’Amérique du Nord ou d’Europe de l’Ouest, font œuvre d’un répertoire plus enclin à la diversité.

La danse classique occidentale s’est exportée à travers le monde allant jusqu’à côtoyer d’autres danses classiques. Les événements politiques et les nouvelles cartes diplomatiques mondiales se conjuguent avec ce déploiement international. Ainsi, le répertoire du Ballet national de Chine, compagnie créée en 1959, est composé d’œuvres classiques chinoises – issues de la Révolution culturelle – d’œuvres classiques occidentales transmises, pour beaucoup, par des maîtres de ballet russes et d’un répertoire néoclassique – notamment d’œuvres de Balanchine. En 1981, ce même George Balanchine donne les droits de représentation gratuits pour toutes ses œuvres à l’Israël Ballet de Tel Aviv. Si l’Opéra de Paris accueillait une dizaine d’œuvres de celui-ci dans les années 1960, son répertoire balanchinien en comporte, aujourd’hui, plus de trente. Ainsi, le New York City Ballet n’est pas le seul dépositaire des œuvres de son fondateur. 

Signe d’un temps nouveau, les aires culturelles s’ouvrent à la circulation rendue de plus en plus aisée en cette fin du 20e siècle : auditions, représentations, formations, concours s’internationalisent. A Bruxelles, Maurice Béjart inaugure Mudra en 1970, une des écoles les plus importantes en Europe, puis, en 1977, Mudra-Afrique à Dakar, dirigée par la franco-sénégalaise Germaine Acogny. S’y forment des danseurs de tous horizons et nationalités. En 1973, le concours de Lausanne est créé par le couple Braunschweig et Rosella Hightower, avec le soutien de Béjart et de Michael Wood. Rapidement, il est devenu un événement regroupant de jeunes danseurs de tous les continents. Pour le prix de Lausanne, tel était le rêve de ses créateurs : découvrir les talents du monde entier et reconnaître les artistes de demain ! L’histoire de ce concours nous dit beaucoup de celle des danseurs interprètes classiques de la fin du 20e siècle : polyvalents, ils doivent être en capacité d’adapter leur savoir-faire et leurs qualités interprétatives à des répertoires variés, parfois même esthétiquement et anatomiquement antinomiques. Revenons sur les trente années qui ont précédé le passage au nouveau siècle !


Avec les années 1970 : épanouissement des ballets européens

dans des signatures et des influences renouvelées

Avec les années 1970, se développent en Europe des compagnies de ballet au répertoire diversifié et aux nouvelles directions engagées. Ballet de Francfort puis Ballet de Hambourg en Allemagne pour l’américain John Neumeier, Nederlands Dans Theater aux Pays-Bas pour le tchèque Jiří Kylián, Ballet de Stuttgart puis Forsythe Company pour celui qui est rapidement surnommé « le plus européen des chorégraphes américains », William Forsythe… Si certains ont eu une formation de danseur exclusivement classique, d’autres ont aussi côtoyé des héritages moderne, jazz ou traditionnel. Ainsi, Jiří Kylián s’est aussi formé à la technique Graham et au folklore. Durant ses études, William Forsythe s’est intéressé tout autant à la danse classique, au jazz, au rock’n’roll qu’à la comédie musicale avant d’intégrer le Joffrey Ballet en 1971, puis de partir pour l’Europe. Ils ont cependant un point commun décisif : ils ont été interprètes de John Cranko au Ballet de Stuttgart.

Leurs différentes cultures ouvrent un panel de possibles encore peu exploités. De même, si certains restent attachés à la direction d’une compagnie, beaucoup d’entre eux vont, en parallèle, être invités à chorégraphier pour différentes troupes de ballet à travers le monde. Ainsi, les répertoires s’enrichissent, se diversifient et ils actualisent très rapidement le néoclassique. Les sources d’inspiration sont diverses : thématiques philosophiques, relectures, inspirations issues des autres arts…

  

Troisième symphonie de Gustav Mahler (1975) 

de John Neumeier : hymne à l’Homme, à la musique, à l’existence

C’est par cette œuvre que John Neumeier rencontre la nouvelle troupe dont il vient de prendre la direction : le Ballet de Hambourg. Il a 33 ans et dédie cette création à John Cranko, son mentor européen pour qui il a été interprète au Ballet de Stuttgart dès 1963 et qui lui avait donné sa chance comme chorégraphe. Il procède au découpage de la symphonie de Mahler en six tableaux respectant les mouvements de la composition musicale : Hier, Eté, Automne, Nuit, Ange et Ce que me conte l’amour. Six étapes initiatiques pour l’Homme qui cherche à découvrir les enjeux de son existence. Du prince à l’homme, de la narration à la thématique : la lecture devient plurielle, plus psychologique et intime. Neumeier traduit ces enjeux dans les corps, expérimentant de nouveaux appuis et des équilibres précaires, travaillant la torsion plutôt que l’alignement vertical. Il compose à partir de figures géométriques fortes, sur un plateau vide de toute figuration. Pas de lieu, pas de temps historique pour cet hymne à la masculinité, passant, au fil des tableaux, du corps militaire et dompté à un corps plus composé évoquant ainsi les grandes représentations du masculin dans la culture judéo-chrétienne. La danse néoclassique revêt, alors, une dimension existentielle quasi psychanalytique.


No More play (1988) de Jiří Kylián : 

Webern, Giacometti… Lorsque l’art inspire l’art

Ce serait une petite sculpture d'Alberto Giacometti qui aurait inspiré Jiří Kylián pour cette pièce chorégraphique composée tel un jeu aux règles et au langage mystérieux : un simple plateau noir où se découpent des espaces de lumière comme autant de pièces d’un puzzle à assembler. No More play. Plus aucun jeu, si ce n’est celui chorégraphique du dialogue entre mouvements, lumière et musique. En effet, là encore plus de prince ou de sorcière, mais des interprètes, hommes et femmes, qui composent avec l’organisation spatiale, le rythme musical et le contact entre partenaires. L’organisation des lignes dans l’espace devient complexe. La temporalité du mouvement joue avec des accélérations, des suspensions et des silences. Les partenaires se répondent dans des alternances de contrepoids et d’équilibre comme pour inventer un autre système linguistique du corps en mouvement. Chez Kylián, la partition musicale est toujours un élément fondamental : ici, la musique atonale d’Anton Webern, dans ses Cinq mouvements pour quatuor à cordes, op.5 (1909), offre des possibilités à cette recherche. Dans l’extrait proposé, le pas de deux oscille entre fluidité et arrêts sur image, accents et continuité dans un vocabulaire renouvelé : nouveaux appuis dans les contacts et portés, pluralité des lignes dans l’espace et précision graphique quasi chirurgicale engendrent une forme poétique renouvelée.

  

La France néoclassique dans l’après-Mai 1968 : 

Au-delà de Paris et en faveur de répertoires mixtes

En 1968, est créé le Ballet Théâtre Contemporain à l'initiative du Ministère de la Culture et placé sous la direction artistique de Jean-Albert Cartier et Françoise Adret, issus de l’Opéra de Paris. Implanté à Amiens, puis à Angers, il devient le Théâtre Français de Nancy en 1978. Il a pour vocation de favoriser la création chorégraphique en collaboration avec des musiciens et des peintres contemporains. L’idéal porté soixante ans plus tôt par la compagnie des Ballets russes ressurgit. En 1972, Brigitte Lefèvre quitte, à son tour, l'Opéra de Paris pour La Rochelle. Elle y fonde, avec Jacques Garnier, le Théâtre du Silence (1974-1985) qui participe aux débuts de l’implantation de compagnies de danse en région. Son répertoire se partage entre les chorégraphies de ses directeurs et des œuvres de Maurice Béjart, Merce Cunningham, David Gordon, Robert Kovitch, Lar Lubovitch… Riche de ce vivier aux esthétiques diverses, mêlant néoclassique et moderne, la compagnie accomplit d’importantes tournées mondiales.

L’Opéra de Paris n’est pas en reste ! Mai 1968 a aussi eu lieu dans cette institution : des danseurs se sont interrogés sur leurs désirs et l’institution a été questionnée sur ce qu’elle portait comme patrimoine et comme culture. Trois années plus tard, une danseuse moderne américaine, Carolyn Carlson y présente un solo, Density 21,5, en hommage au compositeur Varèse. Entre ovation et critique de la part d’un public non initié à cette « autre » culture dansée, elle est nommée « chorégraphe étoile » en 1973 et devient responsable du GRTOP – Groupe de Recherches Théâtrales de l’Opéra de Paris. Elle y apporte un vent de modernité : dans ses ateliers, ce qui importe, c’est l’invention et le renouvellement du langage corporel. Le danseur est amené à improviser et à composer. Durant ces années, l’Opéra de Paris ouvre aussi son répertoire à des pièces modernes. Nommé directeur de la danse en 1983, Rudolf Noureev perpétuera cet enrichissement culturel même s’il refuse l’idée d’un groupe spécialisé dans des recherches modernes. Avec lui, l’Opéra doit, à la fois, être garant du répertoire connu, développer des recherches sur le répertoire oublié (notamment celui de la danse baroque) mais aussi s’ouvrir à d’autres répertoires et partager des temps de création avec des chorégraphes contemporains. 

Dans le Sud de la France, la dynamique néoclassique est forte, notamment à l’endroit de la formation et de la transmission. Etoile incontestée des Ballets du Marquis de Cuevas et directrice de plusieurs ballets durant les années 1970 et 1980, Rosella Hightower est une figure de cette vitalité de la danse classique des dernières décennies du 20e siècle. Dès 1961, elle crée le Centre de danse international Rosella Hightower à Cannes et est une des premières à désirer une diversité disciplinaire dans la formation des danseurs. En 1972, Roland Petit s’installe à Marseille et y fonde le Ballet national de Marseille. Sa troupe rivalise alors avec l’Opéra de Paris, notamment grâce à des interprètes extraordinaires tant dans leur technicité que dans leur charisme.

En 1984, Jack Lang met en œuvre dix mesures en faveur de la danse dont la création d’un label : les centres chorégraphiques nationaux. Ce sont des lieux de création, en régions, ayant la particularité d’être dirigés par des chorégraphes. S’appuyant sur la réalité géographique des implantations, ce label est accordé à douze compagnies contemporaines et classiques. Versant classique, le Ballet du Nord d’Alphonse Cata, le Ballet du Rhin dirigé par Jean Sarelli, le Ballet national de Marseille de Roland Petit et le Ballet Théâtre Français de Nancy sont nommés. Le Ballet Biarritz de Thierry Malandain s’ajoute à la liste en 1998.


Ballet Mécanique (1996) de Thierry Malandain : 

Version mécanisée d’un corps néoclassique renouvelé !

Thierry Malandain est reconnu pour ses relectures de ballets académiques tels Roméo et Juliette ou Le Lac des Cygnes. Avec Ballet mécanique, il offre à la composition musicale du même nom de l’américain George Antheil une version chorégraphique. Musique composée dans les années 1920, Ballet mécanique devait, à l’origine, être la bande son d’un film expérimental dadaïste ; celui de Malandain fait ainsi référence aux inventions, aux machines, aux corps taylorisés du début du siècle dernier. Sur scène est délimité un ring cerné par des barres de danse, un espace de combat et de rivalité où se jouent les tensions entre nature et culture, entre normalisation et expression personnelle, entre aliénation et liberté. La gestuelle est vive et arrêtée. Les lignes des jambes et des bras sont tendues. Les corps sont toniques et musculaires. Le vocabulaire ne différencie pas les sexes pour des danseurs en sous-vêtements. Le travail de composition joue avec les grands paradigmes chorégraphiques pour un ensemble : unisson, question/réponse, miroir, opposition, canon sont autant de moyens offerts à cette écriture scandée et percussive, éloignée de la nature lyrique très souvent associée à la danse classique.


Roméo et Juliette (1996) de Jean-Christophe Maillot : Revisiter le répertoire 

et rendre intemporels les élans amoureux adolescents

La principauté de Monaco avait largement accueilli Les Ballets russes au début du siècle, tant pour des représentations que pour des temps de créations jusqu’en 1929. Ensuite, les compagnies s’y sont succédées, les gouvernants princiers monégasques préservant la présence de la danse sur le Rocher. A la dizaine d’œuvres des Ballets russes encore au répertoire aujourd’hui se sont ajoutées des œuvres de Balanchine et de nombreux chorégraphes invités néoclassiques, modernes et contemporains. Après plusieurs invitations, Jean-Christophe Maillot y devient le directeur-chorégraphe en 1993. En 1996, il y crée son Roméo et Juliette : point de balcon, ni d’épées ou de fioles de poison. S’il conserve l’idée d’un ballet en trois actes, c’est à la manière d’un scénario cinématographique qu’il conçoit sa dramaturgie inspirée notamment par le film de Franco Zeffirelli (1968). Il s’agit pour lui de « donner une dimension contemporaine à des œuvres que tout le monde connaît, que tout le monde a vu et dont tout le monde a des références en tête »[1]. S’éloignant de la dimension sociopolitique du ballet, c’est la gestuelle de la communication amoureuse entre les deux jeunes gens qui l’intéresse : comment, par le mouvement, la danse néoclassique révèle-t-elle le panel des émotions adolescentes ?


Fin du 20e siècle : mêler les cultures avec pour ambition

d’expérimenter un néoclassique émancipé

Si les historiens de l’art n’ont de cesse de mettre à jour les filiations et les connexions artistiques entre les aires géographiques, historiques et culturelles pour comprendre comment et en quoi un art évolue, les artistes, eux, n’ont de cesse d’interconnecter leur art avec leur vision du monde : les notions de filiations et de reconnaissances des paternités/maternités artistiques sont alors souvent placées au second plan. Dans les années 1980, la danse néoclassique continue majoritairement à exposer un corps héroïque et virtuose, célébrant une beauté idéale, paraissant parfois éloignée des événements politico-culturels qui l’entourent : Chute du mur de Berlin, années sida, conflits à travers le monde (Guerre du Golfe, Liban, guerre des Malouines, Intifada, révolution roumaine, soulèvements contre l’apartheid en Afrique du Sud), catastrophe nucléaire de Tchernobyl, mouvements sociaux… Cependant, chez certains artistes, elle va prendre des voies transversales qui questionneront ses propres valeurs. Ainsi, à la fin des années 1980, William Forsythe affirme ne pas être plus l’héritier de Balanchine que celui-ci ne l’était de Petipa expliquant qu’il vit à l’ère de la bombe atomique, de la pollution, du sida et des ordinateurs, dans une époque faite de stress et de violence[2]. En d’autres termes, il est un chorégraphe de son temps dépositaire d’un legs – le vocabulaire classique – qu’il manipule, déstructure et recompose pour positionner ainsi le néoclassique dans sa contemporanéité. D’autres artistes se tournent vers la culture punk rock comme Karole Armitage aux Etats-Unis ou Michaël Clark en Angleterre. Des chorégraphes contemporains créent des relectures, pour des danseurs classiques parfois déconcertés, comme le Cendrillon de Maguy Marin pour l’Opéra de Lyon ou le Giselle de Mats Ek invité à l’Opéra de Paris. Le corps lui-même est poussé à ses limites spatiales, temporelles et gravitaires : étirement extrême des membres, déséquilibres, modulations des vitesses, distorsions et cassures, chutes au sol… La verticalité laisse de la place à l’horizontalité.


Wild thing (1988) de Karole Armitage : 

Un néoclassique rock, punk et sauvage

Une distribution étonnante : Jimi Hendrix pour la musique, David Salle pour les costumes, Jeff Koons pour les décors. Celle qui est rapidement surnommée la « ballerine punk » ne s’embarrasse pas des étiquettes et c’est pour cela que nous retrouvons son nom aussi bien dans l’histoire de la danse classique, que dans celles de la danse postmoderne et de la performance ! Curieux syncrétisme que celui de Karole Armitage qui troque les pointes pour des souliers, le chignon pour une coupe courte peroxydée, le blanc et les teintes pastel pour le noir. Son style et sa présence scénique électrisent le classique : elle joue avec la vitesse, la fracture des lignes, les déhanchés ostentatoires de droite à gauche mais aussi d’avant en arrière, les oppositions asymétriques et les impacts. De formation classique, elle a dansé le répertoire de Balanchine puis est devenue interprète de Cunningham. Dans son propre travail, la présence de guitaristes sur scène est favorable à des interactions physiques entre danseurs et musiciens dans un format qui rappelle plus celui du concert que celui du ballet. Elle crée ainsi un néoclassique brut et brutal déplaçant les valeurs consacrées.


One Flat Thing Reproduced (2006) de William Forsythe,

Exemple révolution et spatiale dans le corps du danseur

Contrairement aux artistes qui appuient la construction de leur langage sur des fondements néoclassiques pour développer une danse contemporaine – nous pouvons par exemple penser au britannique Wayne McGregor – l’intérêt de William Forsythe pour son art a toujours été d’en questionner les mécaniques insoupçonnées. Dès sa prise de direction au ballet de Francfort en 1984, des pièces comme In the Middle, Somewhat Elevated (1987) exposent ses intentions. Tout est question de relations : relations des parties du corps entre elles, relations de chacune à l’espace environnant, relations du danseur à sa tridimensionnalité et des tridimensionnalités entre elles. C’est cette abstraction géométrisée de la perception de l’espace qui lui permet de « voir » autrement le vocabulaire classique. Pour cela, il développe de nombreux moyens, s’appuyant notamment sur les théories de Rudolf Laban ou sur l’improvisation. En 2006, la vidéodanse One Flat Thing Reproduced expose cette richesse : travail sur les thèmes et contrepoints, utilisation de l’accumulation et de la déclinaison des éléments, de l’isométrie, de la coordination de mouvements repérables dans l’espace, d’un rythme individuel et d’une synchronicité qui offrent, lorsque le tout est combiné, une densité visuelle. Dans la corporéité des danseurs, le plus évident est cet autre rapport au poids présent. Cette nouvelle relation gravitaire engage différemment le corps et la circulation du mouvement en son sein.


Être néoclassique au 21e siècle ?

L’entrée dans le 21e siècle est synonyme d’une avancée technologique à l’échelle mondiale et le néoclassique s’en empare. Après avoir créé Improvisation Technologies (1999), une œuvre multimédia interactive pour apprendre à analyser le mouvement corporel à partir de la pratique de l’improvisation, William Forsythe élabore Synchronous Objects (2009), un outil numérique de transcription graphique de la danse à partir de One flat thing reproduced. En 2015, l’Opéra de Paris initie 3e scène, un espace numérique de création d’œuvres originales pour internet. Les jeunes chorégraphes utilisent les ressources d’internet, des sites web communautaires aux réseaux et plateformes pour partager une danse néoclassique renouvelée. Le teaser de In the Countenance of Kings de Justin Peck a ainsi été vu plusieurs milliers de fois : dans de simples justaucorps pour les femmes ou en shorts et tee-shirts pour les hommes, les interprètes dansent en baskets dans l’ancienne gare ferroviaire de la 16e rue d’Oakland.

Le 21e siècle est aussi celui de la mémoire et de l’affirmation d’un répertoire néoclassique : les fondations et autres trusts, tout comme les compagnies de répertoire et les écoles que certains avaient fondées de leur vivant en sont les garants et perpétuent la vitalité des œuvres de ces artistes disparus. Avec les années 2000, une nouvelle génération née dans les années 1970 et 1980 apparaît. Beaucoup d’entre eux ont été traversés, en tant que danseurs interprètes, par de multiples œuvres classiques, néoclassiques, modernes et contemporaines. La question de la filiation ou de la perte d’identité ne se pose plus. Nous pouvons penser par exemple au belge Jeroen Verbruggen, à l’américain Justin Peck, au russe Alexei Ratmansky ou à l’anglo-saxon Christopher Wheeldon. Ils circulent à l’international et répondent à des commandes. Pour beaucoup, ils ne fondent pas d’école, ni même, pour certains, de compagnie. Ils n’ont pas de danseurs « réguliers ». Leur signature se construit au fur et à mesure des commandes, des invitations et des contextes. Il est intéressant de noter que les anglophones usent du terme « contemporary ballet » pour désigner leur démarche esthétique, là où certains français parlent de « postclassique » en référence à la postmodernité dans l’évolution de la danse moderne.

Des voies/voix discordantes s’élaborent pour tenter de répondre à ce que signifie être néoclassique aujourd’hui. Si certains continuent de vivifier les circuits traditionnels comme celui du concours de Lausanne, d’autres centrent leurs recherches sur une étude des fondamentaux du vocabulaire de la danse classique dans la lignée de William Forsythe. Ainsi, dans plusieurs créations, Noé Soulier expérimente cette codification en inversant sa syntaxe : intérêt pour la prise d’élan, pour les pas de préparation ou de transition plutôt que pour les figures de sauts, de tours, d’équilibres. La grammaire corporelle s’en trouve bouleversée, le langage renouvelé depuis lui-même et le spectateur ne prête plus attention de la même manière au mouvement.


Why can’t we get along (2018) de Benjamin Millepied :

Lorsque le syncrétisme américain prend la mesure de son temps

Par essence, le néoclassique américain a toujours su côtoyer plusieurs réseaux : scène de théâtre, scène de Broadway, Hollywood, comédies ou films musicaux mais aussi mécénats et partenariats avec des maisons de luxe – nous pouvons penser à Balanchine et son lien avec Van Cleef & Arpels. Le français, Benjamin Millepied, étoile du New York City Ballet, directeur de la danse du ballet de l'Opéra de Paris entre 2014 et 2016, mais aussi de sa propre compagnie « LA Dance Project » et d’une société de production, a complètement intégré ces possibilités. Celui qui a chorégraphié Black Swan (2010) s’associe en 2018 à la marque de vêtements Rag & Bone pour produire un court métrage mêlant les genres artistiques et les esthétiques dansées. Cultures savante et populaire, danse classique et hip hop partagent le même espace filmique. Nous y retrouvons les acteurs Kate Mara et Ansel Elgortn, des danseurs de l'American Ballet Theatre, trois Hiplet Ballerinas[3], Kandi Reign[4] et trois membres de Bulletrun Parkour[5]. L’environnement spatial, le choix musical, la dramaturgie filmique, la cohabitation physique et les modes de perception du corps en mouvement déplacent l’essence du néoclassique vers d’autres horizons. Certains affirmeront que cela n’en est plus, d’autres au contraire le percevront renouvelé au contact de la diversité.

    

[1] Citation issue de l’interview de Jean-Christophe Maillot à propos de Roméo et Juliette sur Numeridanse.


[2] Pour la citation exacte, cf. les propos recueillis par Marcelle Michelle, in Libération, 9-10 décembre 1989.


[3] Hiplet est un label déposé qui mêle la technique classique des pointes avec des styles de hip-hop et de danse urbaine.


[4] Jeune personnalité de la scène hip hop, youtubeuse connue pour sa participation au Let’s dance tour.


[5] Collectif de traceurs investissant tout type de milieu sans matériel.

Approfondir

Les références bibliographiques sur cette période sont nombreuses. La bibliographie ici proposée résulte de choix pour permettre aux lecteurs d’approfondir ses connaissances, d’accéder à des témoignages et d’approcher la parole des artistes et des témoins de leur temps.


Sources

1992-2014 Ballet de l'Opéra national de Paris, Paris, ed Opéra national de Paris, 2014.

Driver Senta (dir.), « William Forsythe », in Choreography and dance, an international journal, vol.5 part 3, NY, ed Routledge, 2006 (1e ed 2000).

Forsythe William (ed. par Spear Steven) William Forsythe and the Practice of Choreography : it starts from any point, NY, Routledge, 2011.

Kylián Jiří (entretien par Marie-Noël Rio), Bon qu’à ça, Paris, coll. Ce que la vie signifie pour moi, Les éditions du sonneur, 2016.

Maillot Jean-Christophe, Les ballets de Monte-Carlo : 1985-2015, trente saisons chorégraphiques des ballets de Monte-Carlo, Essai Somogy, Somogy Editions d’art, 2016

Malandain Thierry, Cendrillon, notes de création, Pantin, coll. Parcours d’artistes, CND, 2014.

Au sujet de Karole Armitage : La Danse américaine, Les Grands entretiens d’artpress, Art Press, 2018.


Ouvrages monographiques

Laclavetine Jean-Marie, Jean-Christophe Maillot, d’une rive à l’autre, Somogy, 2009.

Launay Isabelle, Poétiques et politiques des répertoires. Les danses d’après, I, Pantin, coll. Recherches, CND, 2017.

Michel Marcelle, Ginot Isabelle, La Danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995.

Pastori Jean-Pierre, 2. La danse : Des Ballets russes à l’avant-garde, Paris, découvertes Gallimard, n°332, 1997 (pour l’édition la plus récente).

Thuilleux Jacqueline, John Neumeier : Trente ans de ballets à l'Opéra de Paris, Gourcuff Gradenigo, 2010.

Thuilleux Jacqueline, A pas contés avec Thierry Malandain, Les dix ans de Ballet Biarritz, Atlantica Editions, 2008.

Vassileva Biliana, L'improvisation chez William Forsythe: une approche singulière, éditions Universitaires Européennes, 2017.


Catalogues d’exposition

Chorégraphes américains à l’Opéra de Paris, De Balanchine à Forsythe (Sous la direction de Benoît Cailmail, Guillaume Ladrange, Jérôme Maurel et Inès Piovesa), ed Gourcuff Gradenigo, BNF Opéra de Paris, Exposition du 16 juin au 25 septembre 2016 au Palais Garnier.


Open sources

Dossier « le style néoclassique, une maladie honteuse ? », in Journal de l’ADC, n°39, avril-juin 2006, pp.3-9 / https://archives.adc-geneve.ch/assets/files/journal%20de%20l'adc/JADC39.pdf 

Plus d'information


Générique

Sélection des extraits 

Céline Roux

Textes et sélection de la bibliographie 

Céline Roux

Production 

Maison de la Danse 

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